MORPHOGENÈSE VÉGÉTALE

MORPHOGENÈSE VÉGÉTALE
MORPHOGENÈSE VÉGÉTALE

La morphogenèse est la réalisation des «plans structuraux» d’embryons, d’organes, de tissus, qui, chez les êtres vivants, manifestent la plus grande capacité de créer de l’entropie négative (ou, si l’on veut, de l’anti-hasard) grâce à leur fonction de systèmes ouverts à l’énergie du cosmos qu’ils savent dégrader à cet effet: les plantes utilisent surtout l’énergie lumineuse, les animaux utilisent l’énergie chimique des substances (glucides, acides aminés, etc.) que fabriquent les plantes.

Morphogenèse végétale et morphogenèse animale ont des définitions et des fondements communs. Mais la première, probablement la plus ancienne – les animaux ne purent proliférer que lorsque les plantes vertes leur assurèrent la nutrition –, plus simple, pourra contribuer à élucider des difficultés de la seconde. En effet, elle est dépourvue des complications dues au système nerveux et à la musculature; elle s’exprime en organes peu nombreux. Et surtout elle diffère de la seconde par la conservation, à tout âge, des propriétés embryonnaires de régénération d’organes ou même d’individus complets, ce que l’on qualifie de «totipotence»; la morphogenèse végétale est donc, en quelque sorte, une embryogenèse continue.

Ce phénomène représente un point fondamental de la biologie, qui devrait permettre d’approcher du cœur du problème de la connaissance des êtres vivants et organisés.

Dans le dessein de circonscrire ce problème, on laissera de côté, dans le présent article, la morphogenèse cellulaire, car il s’agit d’un niveau de complexité qui mérite une étude spéciale; afin de privilégier l’étude de la morphogenèse des êtres végétaux dont le niveau de complexité est celui de l’organisation multicellulaire, nous envisagerons donc plus particulièrement les végétaux vasculaires phanérogames, ou plantes à fleurs, chez lesquels se trouve réalisée la plus haute complexité structurale connue dans le règne végétal.

Chez ces plantes, comme le montre la description de l’embryogenèse [cf. ONTOGENÈSE VÉGÉTALE], le «plan structural» résulte d’une croissance bipolaire, dans deux directions opposées; les cellules constituantes demeurent accolées par leurs parois, donc en massifs «pleins». C’est un plan «bi-télomique» à symétrie axiale. Cette structure initiale et fondamentale s’édifie, de génération en génération, non par un déboîtement de modèles déjà préformés, mais par une épigenèse , c’est-à-dire par une construction progressive à partir de la cellule œuf ou d’une cellule initiale appropriée ou même quelconque. La répartition de ce même plan structural résulte de la transmission à toutes les cellules de la totalité du code génétique, agissant chaque fois comme les décalques des instructions d’un architecte, instructions qui sont lues ensuite et exécutées. À côté d’une multitude d’instructions diverses, propres à chaque espèce, à chaque race, toutes les plantes phanérogames reçoivent un stock d’instructions communes, les plus anciennement élaborées lors de la différenciation des premières phanérogames maintenant fossiles. Ces parties les plus archaïques du génome sont celles qui ordonnent le plan bi-télomique et ses premières conséquences.

On reconnaît la puissance et la permanence de cette part primitive du génome dans des cas divers; par exemple, la pivoine «Moutang» a subi, dans des circonstances plus ou moins récentes de sa phylogénie, une modification des instructions génétiques concernant les premières mitoses de l’œuf fécondé: les parois cellulaires se décollent alors en dedans et cette mutation suffit à produire un pro-embryon creux, ressemblant à une morula animale. Mais bientôt le génome fondamental de l’embryogenèse des plantes à fleurs reprend le dessus et quelques-unes des cellules superficielles se divisent de façon péricline, chacune comme un embryon normal, le suspenseur tourné en dedans de la sphérule et le pôle gemmulaire en dehors, d’où résultent autant d’embryons dicotylés du type normal parmi lesquels le plus vigoureux demeure seul finalement dans la graine. Ou bien, chez bon nombre d’Orchidées, l’œuf fécondé évolue en protocormes, amas de cellules sans arrangement structuré qui sont indéfiniment multipliables par découpage; si on laisse un protocorme ou ses fragments grandir, la structure embryonnaire normale racine-tige apparaît dans tous les fragments.

La réussite des expériences de transgenèse chez les Végétaux supérieurs [cf. TRANSFERTS DE GÈNES ET TRANSGÉNOSE] confirme qu’ils obéissent, comme les animaux, aux lois de la biologie moléculaire. Les localisations chromosomiques de leurs gènes, notamment ceux qui diversifient l’une de l’autre les races ou variétés d’une même espèce, sont progressivement identifiés. Grâce à l’inventaire des allèles – gènes interchangeables lors des hybridations et qui diversifient le patrimoine génétique de l’espèce – des modifications expérimentales du génome ont permis de créer de nouvelles variétés, voire de nouvelles espèces (cf. PHYTOGÉNÉTIQUE, SPÉCIATION).

Mais on commence à peine [cf. ONTOGENÈSE VÉGÉTALE] à reconnaître et à localiser les éléments les plus fondamentaux, les plus anciens du génome, ceux qui ordonnent l’embryogenèse et la morphogenèse des plantes vasculaires.

Nous aborderons donc ici seulement la morphogenèse sous l’angle descriptif et dans la perspective de relations causales de type physiologique.

1. Spécialisation et totipotence chez les plantes

On ne peut parler de morphogenèse végétale qu’en introduisant d’abord la puissante et permanente aptitude des plantes à la totipotence , ce qui les distingue des animaux les plus évolués et qui, chez les plantes, combat le cours de la spécialisation et de la sénescence qui, chez les animaux supérieurs, accompagne le passage de l’état embryonnaire à l’état adulte.

Cette contradiction, équilibrée par un système de régulations et d’inductions, comprend deux volets qu’il faut décrire séparément, bien que dans la réalité des végétaux ils soient inséparables.

Le premier acte de la morphogenèse végétale est en effet d’abandonner, en arrière du territoire actif de chaque télome – c’est-à-dire de chaque méristème primaire (de racine ou de tige) –, des territoires cellulaires qui cessent peu à peu d’être méristématiques (qui «se différencient», dans le langage de l’histologie), dont les cellules cessent bientôt de se diviser, puis de croître, tout en se spécialisant dans certaines structures ou certaines fonctions telles que épiderme, trichome, parenchymes, éléments vasculaires, sclérites, cellules sécrétrices, ou qui retrouvent une activité quasi méristématique, non plus axiale mais transversale par l’innovation d’un cambium produisant d’un côté du phloème et de l’autre du xylème, du suber ou du périderme, etc. Toutes ces formes de spécialisation constituent une sorte de fixation des propriétés morphogénétiques.

Dans le cas de la tige, le méristème primaire qui l’engendre manifeste très tôt, en position subapicale, un processus fondamental de la morphogenèse végétale, l’émission précoce d’activités méristématiques «de flanc», de telle sorte que, dans le bourgeon végétatif [cf. BOURGEONS], les ébauches de feuilles concentrent l’activité méristématique sur les flancs aux dépens de l’activité méristématique apicale. La mise en place des feuilles obéit à des règles strictes dont l’analyse constitue la phyllotaxie. Pour une espèce donnée, l’angle entre deux feuilles consécutives est constant, déterminant une spirale phyllotactique mathématiquement définissable.

Gradients morphogénétiques

On voit ainsi se dessiner dans l’organisation de la plante une variation graduée de diverses propriétés exerçant des modifications de la morphogenèse, sa spécialisation à des activités plus ou moins méristématiques ou non méristématiques. En parcourant l’axe de la tige de l’apex vers le collet, c’est-à-dire en direction proximale, on observe un gradient croissant de la vascularisation, d’une certaine sénescence, et la genèse, puis le développement, de l’activité morphogène transversale des différentes sortes de cambiums. On constate aussi une polarité de la circulation acrofuge (ou basipète) de l’auxine et fréquemment une polarité inverse de l’activité auxinoxydasique. Il est remarquable que cette polarité de la circulation de l’auxine d’une cellule à une autre s’inscrit, d’une façon quasi indélébile, dans les tissus vascularisés des tiges et de leurs parenchymes voisins, en fonction du sens des relations tiges-racines alors prévalentes. Ces polarités inscrites ainsi en régime normal demeurent fixées dans les tissus qui les ont acquises malgré de nouvelles situations, quelque contraignantes qu’elles soient. Cependant, si les relations entre tiges et racines sont expérimentalement inversées (par exemple dans le «bouturage à l’envers»), les nouveaux tissus vascularisés qui se forment alors acquièrent une polarité inverse de ceux qui se sont formés antérieurement, et chacun d’entre eux conserve ensuite sa polarité propre. On observe encore bien d’autres sortes de gradients: ainsi un gradient acropète des types de formes de feuilles, juvéniles en bas, c’est-à-dire près des cotylédons, adultes ensuite, et devenant bractéales en haut, en même temps que se manifeste, dans les bourgeons axillaires, un gradient de même sens d’aptitude à l’évolution florale. Des gradients se retrouvent aussi dans les racines, dans la vascularisation et la spécialisation des tissus en arrière de l’apex, et aussi dans les feuilles, dans le sens de leur longueur ou de leur largeur, ou de leur épaisseur, c’est-à-dire d’une face à l’autre.

À l’entrecroisement de tels gradients sont associées des localisations, parfois très étroites, de propriétés qui se manifestent alors comme fixées «en mosaïque»: la genèse normale des bourgeons axillaires (c’est-à-dire de nouveaux méristèmes caulinaires sur la ramification des tiges) est localisée le plus souvent dans l’aisselle des feuilles; la genèse normale des radicelles est localisée à une certaine distance en arrière de l’apex de la racine principale, en profondeur dans le péricycle et sur chaque génératrice en regard des faisceaux du xylème primaire; des rythmes de division cellulaire, inégale en dimension, déterminent souvent la localisation de stomates à la surface des feuilles, ou bien de certaines sortes de poils; des plages de parenchymes foliaires se trouvent incapables de former de la chlorophylle, ou bien capables de former des pigments anthocyaniques, constituant ainsi des mosaïques de couleurs différentes.

Manifestations de la totipotence

À l’encontre de cet ensemble de propriétés plus ou moins fixées, la totipotence des cellules, lorsqu’elle se manifeste, exprime une capacité, parfois très étendue, de retrouver les actions morphogènes qui paraissaient perdues ou oubliées (en particulier les plus primitives, associées au développement embryonnaire), la néoformation des méristèmes de tige et des méristèmes de racine. Ces expressions de la totipotence se rencontrent, naturellement, dans les applications horticoles les plus traditionnelles, dans les néoformations spontanées de bulbilles, de bourgeons, de racines adventives, etc. Les formes de bouturage mettant en jeu la rhizogenèse ou la caulogenèse, ou les deux, à partir de tissus et dans des localisations chaque fois bien déterminées, constituent toujours des exemples de profonde rénovation des propriétés morphogènes des tissus et cellules dont la spécialisation paraissait cependant fixée [cf. ONTOGENÈSE VÉGÉTALE].

Dans ces cas simples ou naturels, la totipotence paraît encore plus ou moins soumise à des polarités, ou à des localisations dans certaines sortes de tissus, le plus souvent l’épiderme étant capable de former seulement des tiges, et les tissus profonds et proches des éléments vasculaires seulement des racines. Mais si l’on trouve quelques exceptions dans de telles circonstances, l’intervention expérimentale du froid, de l’éclairement, des substances de croissance telles que l’auxine et les cytokinines, permet de révéler une totipotence étendue à toutes les sortes de tissus et de cellules (sauf celles qui sont trop sclérosées ou trop sénescentes), en renversant les sens de polarité, ou en s’affranchissant de toute polarité.

Cependant, toutes les libertés ne sont pas ouvertes simultanément ni avec la même facilité: par exemple, à partir des tiges de tabac en fleurs, on peut observer en prélevant des segments d’entre-nœuds à divers niveaux de la tige et de diverses longueurs des phénomènes différents: le même tissu, en un même lieu (le pôle proximal), produira la néoformation d’une tige si le segment est très court, la néoformation de racines si le segment est très long (en rapport alors avec la plus grande quantité d’auxine); au contraire, la propension à la néoformation de fleurs plutôt que de bourgeons végétatifs, modifiable dans certaines limites par la quantité de sucre, n’a pas pu, jusqu’à présent, être modifiée à partir du sens croissant et acropète de son gradient.

Comparons la totipotence des cellules des plantes avec celle du règne animal: si les embryons des animaux possèdent dans presque tous les groupes la capacité de manifester une large totipotence, par contre, chez les Vertébrés homéothermes, les capacités de totipotence sont presque complètement perdues à l’état adulte et l’on ne sait pas encore les régénérer; chez beaucoup de Vertébrés à sang froid, et surtout chez les Batraciens et chez bon nombre d’Invertébrés comme les Crustacés et les Vers, la néoformation de certains organes demeure possible à l’état adulte; chez les Invertébrés sans gastrulation et à symétrie axiale et non bilatérale, et particulièrement chez les Hydraires, la totipotence peut être comparable à celle des végétaux.

Signification de la totipotence

Tous ces cas de totipotence montrent que l’apparente fixation et limitation des propriétés morphogénétiques ne résulte pas d’une perte définitive d’informations génétiques, mais du fait qu’elles sont masquées ou réprimées de quelque façon, et qu’il existe des moyens de démasquer ou de libérer l’expression de ces éléments du code génétique tout en en réprimant d’autres.

Cependant, il y a quelques cas où l’on peut observer une perte définitive d’informations génétiques: les tissus jaunâtres, presque sans chlorophylle, qui forment des bandes claires et plus ou moins larges sur le bord des feuilles des sansevières, vertes dans toute leur partie centrale, sont des tissus qui diffèrent génétiquement des tissus centraux et chlorophylliens, c’est-à-dire que l’ensemble est une chimère. On s’en aperçoit si l’on tente de bouturer de telles feuilles panachées: les bourgeons néoformés, ici d’origine profonde et du côté proximal du segment de feuille, donnent des pousses entièrement vertes s’ils proviennent des tissus chlorophylliens de la bande centrale, entièrement jaunes s’ils proviennent de tissus de la bande périphérique jaune, panachées de jaune et de vert en proportions les plus diverses s’ils proviennent d’un bourgeonnement né à cheval sur ces deux sortes de tissus. De même, il existe des espèces de bégonias dont quelques rameaux perdent un chromosome; il en résulte que certains de ces rameaux ne peuvent plus former que des fleurs femelles, et d’autres seulement des fleurs mâles. Mais, sauf pour quelques cas précis, ce n’est pas parce qu’une propriété morphogénétique demeure jusqu’à présent inexorablement fixée qu’elle résulte d’une modification génétique: les boutures des rameaux latéraux: et horizontaux (plagiotropes) de l’Araucaria excelsa demeurent plagiotropes, appliquées contre le sol, et on n’est jamais parvenu à les rendre dressées et orthotropes, même après un siècle de culture. Si l’on prend divers autres arbres résineux, on trouve tous les cas dans le bouturage des rameaux latéraux d’un recouvrement rapide du port orthotrope ou dressé à un recouvrement plus ou moins tardif après un plus ou moins grand nombre d’années.

La confrontation des innombrables combinaisons de propriétés morphogénétiques plus ou moins fixées, et pouvant être néanmoins surmontées ou retournées par la manifestation naturelle ou provoquée de la totipotence, donne, chez les plantes, la possibilité d’études encore incomplètement avancées pour l’analyse expérimentale de la morphogenèse.

On peut aussi exprimer une pensée darwinienne à propos de cette totipotence exceptionnelle des végétaux: fixes, ne pouvant fuir les agressions climatiques locales, et incapables de s’abriter par une régulation homéotherme, leur survivance est accrue quand se conserve la totipotence d’émettre des pousses adventives, à partir d’organes souterrains et protégés ou d’organes végétatifs aériens, se substituant aux graines qui ne peuvent mûrir. On peut dire aussi que la vie et le développement des plantes, même jusqu’à leur état adulte, constituent une sorte d’embryogenèse continue; elles peuvent être ainsi d’un grand secours pour comprendre les phénomènes morphogénétiques.

2. Régulations et corrélations

Quand une structure, une morphose, est établie, sa régulation est le processus qui en assure le maintien ou la restauration; ainsi comprise, la régulation est un processus d’homéostasie (conservateur et éventuellement réparateur). Mais une morphose peut évoluer et se modifier d’étape en étape; elle peut le faire d’elle-même, et l’on pourra alors dire qu’il s’agit d’une morphogenèse en évolution autodynamique, ce qui est une forme de régulation assurant le maintien de l’évolution morphogénétique dans le sens défini; elle peut aussi changer sous l’effet des modifications du milieu, extérieur ou intérieur à l’organisme, et il y a alors des relations d’espace, de transport et de délai dans cette incitation au changement, c’est-à-dire dans cette induction d’une nouvelle morphose. Si l’induction provient d’une cause interne et appartenant à l’organisme lui-même, mais localisée dans un autre lieu que la morphose considérée, il s’agit d’une corrélation entre les deux sites qui agissent l’un sur l’autre, ou plus exactement d’une action morphogène d’origine corrélative. Enfin, si la structuration disparaît, ou s’atténue, ou prend une allure plus ou moins incompatible avec la vie, ce sera une dérégulation de caractère plus ou moins pathogène.

Régulations et dérégulations de la morphogenèse

Une structure aussi complexe qu’un méristème de tige ou de racine, bien définie par des relations spatiales (quoique moins strictes que celles d’un cristal, mais plus complexes), et entretenue dans un flux de changements continuels qui, cependant, maintiennent en moyenne la structure antérieure, ne peut subsister que par de continuels processus de stimulation et d’inhibition se corrigeant mutuellement par rétroaction. Ce sont les processus de régulation de la morphogenèse correspondant au niveau de complexité de cet ensemble méristématique de tissus [cf. MÉRISTÈMES].

Un méristème végétatif de tige assure son homéostasie à partir d’activations rythmées de centres situés sur les flancs supérieurs, auprès de l’apex déméristématisé (un centre chez les monocotylédones, deux centres chez les dicotylédones, souvent trois au début de l’évolution florale). Ces centres générateurs de feuilles, après avoir utilisé à leur profit la méristématisation à leur voisinage, stimulent alors la régénération de l’état méristématique en direction hélicoïdale, par rapport à eux-mêmes, après quoi la genèse foliaire qu’ils transfèrent et le cycle d’activations et de repos peuvent recommencer indéfiniment.

On sait qu’au passage à l’état floral des méristèmes jeunes ou déjà végétatifs, selon les cas [cf. ONTOGENÈSE VÉGÉTALE], modifient leur système de régulation qui, au lieu d’osciller entre des limites moyennes, s’engage dans un système de modifications plus profondes des nouvelles structures, lesquelles en engendrent d’autres, jusqu’à épuisement de la séquence: c’est alors une régulation autodynamique et progressive qui s’achève par épuisement de la transformation finale, siège de la méiose et de la fécondation précédant le développement des graines.

Dans le cas d’amputation d’un territoire méristématique de la racine ou de la tige, de fissuration médiane, ou de toute autre sorte d’agression, la partie manquante est plus ou moins vite reconstituée. La régulation corrective est alors éclatante et s’achève par la restauration de méristèmes dichotomes. Cela suppose le fonctionnement d’un système d’informations réciproques données par l’activité de chaque territoire. Toute perturbation donne lieu à un signal qui accroît, réduit ou réoriente la fréquence ou le sens des mitoses et de la croissance consécutive. L’analyse de tels systèmes progresse par la connaissance des rythmes de division cellulaire, d’éventuelles synchronisations, des inhibiteurs des diverses sortes de protéines et d’acides nucléiques, des résultats de l’autohistoradiographie des précurseurs métaboliques qui s’incorporent dans ces circonstances. La description passe alors au niveau métabolique, mais sans être encore explicative.

On a vu plus haut qu’il peut y avoir des phénomènes de dérégulation non pathogène, comme celle d’un méristème de racine de l’Orchidée Neottia qui doit perdre sa structure (dérégulation) en devenant un simple protocorme qui recouvre une nouvelle structure pourvue de sa propre régulation, celle d’un méristème de tige. Ou bien, lors de la germination de semence d’Orchidée, la régulation organogène est retardée et le pro-embryon demeure dans un état non structuré; il ne se structurera que plus tard en embryon véritable.

Un processus analogue, entièrement endogène, résulte d’une sorte de «maladie génétique» due elle-même à une combinaison, lors d’hybridation, du génome de Nicotiana Langsdorfii avec celui d’une autre espèce de tabac: tous les tissus acquièrent alors la capacité de produire leur propre auxine et, en conséquence, au moindre stimulus, une blessure par exemple, de proliférer chacun pour leur compte et d’engendrer le désordre de la tumorisation.

Quant aux dérégulations franchement pathogènes, les phénomènes tumoraux ou oncogènes, analogues au cancer des animaux, en fournissent de bons exemples. Le plus connu est celui du crown-gall , tumeur du collet et des tiges de beaucoup de plantes provoquée par la bactérie Agrobacterium tumefaciens. Le processus tumoral consiste en une prolifération désordonnée et indéfinie des cellules voisines aussi bien que plus ou moins éloignées du point d’inoculation de la bactérie. Ce tissu proliférant en désordre est cultivable indéfiniment in vitro et inoculable à une autre plante sans qu’il contienne de bactérie. L’activité oncogène fait suite à une blessure, si minime soit-elle, qui «conditionne» le milieu cellulaire et le rend sensible, en présence d’auxine naturelle ou exogène, à l’action exercée à distance par les bactéries, action qui a un caractère viral et qu’on appelle «principe inducteur tumoral». Les cellules tumorisées ont leur métabolisme déréglé au niveau de quelques réactions enzymatiques: elles produisent de nouveaux acides aminés et synthétisent elles-mêmes de l’auxine qui stimule leur prolifération indéfinie.

Actions morphogènes d’origine corrélative

L’origine d’un signal déclenchant une modification du programme des activités morphogènes peut être le changement de valeur d’un des facteurs du milieu, ou bien être une variation dans l’activité d’un territoire de l’organisme considéré. Dans le dernier cas, le transfert du signal provenant du lieu d’origine et parvenant au lieu de réponse est une corrélation. Les corrélations sont nombreuses et interviennent à tous les stades du développement de la plante.

Certaines affectent seulement ou principalement la croissance, telle la dominance apicale [cf. BOURGEONS]: le bourgeon terminal, en croissance active, inhibe la croissance et parfois le développement (la genèse) des méristèmes axillaires sous-jacents. Cette inhibition commence plus ou moins tôt ou diminue plus ou moins tard et son activité dépend de nombreuses variations spécifiques ou circonstantielles. L’ablation du sommet de la pousse terminale lève l’inhibition corrélative, c’est-à-dire qu’elle libère immédiatement de leur état inhibé les bourgeons axillaires supérieurs, qui commencent à grandir aussitôt et remplacent la pousse terminale ou la flèche décapitées. Le mécanisme de l’inhibition corrélative d’origine apicale est complexe: il comprend une part d’inhibition par l’auxine, elle-même née du bourgeon terminal, éventuellement une inhibition secondaire née de la précédente, et surtout des phénomènes de détournement trophique, c’est-à-dire un transport privilégié vers la pousse terminale en activité de substances nutritives ainsi plus ou moins détournées des bourgeons axillaires. De plus, l’activité du méristème axillaire répond, tôt ou tard, lorsqu’il s’affranchit de la dominance apicale, à la persistance de quelque conséquence de cette dominance en poussant, non pas verticalement, mais de manière plus ou moins plagiotrope. En même temps s’exercent aussi, à partir des cotylédons et des feuilles, selon l’âge, l’éclairement..., des effets de stimulation ou d’inhibition de la croissance de leurs bourgeons axillaires.

L’action corrélative des tiges, s’exerçant en aval, se manifeste donc sur les bourgeons axillaires, mais aussi sur l’activité des racines et, réciproquement, celles-ci exercent une autre action corrélative sur les organes aériens. Il ne s’agit pas seulement de la plus ou moins grande quantité d’eau et de sels minéraux que les racines peuvent absorber, mais aussi et surtout, ici, de l’action propre à la simple existence fonctionnelle des racines, même si celles-ci n’absorbent rien. Il s’agit, le plus souvent, au sein des méristèmes apicaux des racines en activité, de la synthèse de cytokinines et (ou) de gibbérellines qui sont transportées en direction des organes aériens. Les cytokinines provenant des racines exercent ainsi une action généralement indispensable pour protéger l’activité des feuilles contre la sénescence et la perte de leur activité chlorophyllienne. Dans certains cas, elle peut avoir une action morphogène très importante sur la forme et la structure des feuilles qui tendent à être de type adulte, tandis qu’elles peuvent, sans racines, évoluer vers une forme plus rudimentaire pouvant avoir elle-même des actions différentes sur leurs propres bourgeons axillaires [cf. PHYTOHORMONES].

3. Activités morphogènes induites par les facteurs de l’environnement

Quand l’origine du signal qui déclenche un facteur morphogénétique est en dehors de l’organisme, c’est l’environnement, par quelques variations de l’un ou de l’autre de ses composants physiques (lumière, température) ou chimiques (substances de croissance, éléments de la nutrition minérale, gaz carbonique...), qui détermine indirectement la réponse morphogénétique en passant par un récepteur appartenant à l’organisme. Par exemple, dans le photopériodisme, c’est une alternance d’éclairement et d’obscurité qui est perçue, en durées relatives, par les feuilles ni trop jeunes ni trop âgées. Ces feuilles réceptrices du signal issu de l’environnement modifient l’agencement des activités enzymatiques; il en résulte un flux de substances de composition tel que, ce flux aboutissant au site de réaction morphogénétique – bourgeons ou futurs bourgeons –, la formation d’un méristème de type gemmaire est engagée (si elle ne l’était pas déjà) et sa morphogenèse est modifiée dans le sens de l’autodynamisme floral qui peut se poursuivre seul. Le complexe modificateur est dit inductif, et l’induction proprement dite (la mise à fleur, dans ce cas) est le résultat de l’activité de ce complexe inductif dans le site morphogénétique dont le système de régulation sera réarrangé – à partir d’une ou de plusieurs variations d’un des paramètres de l’environnement.

Les plantes, dépourvues de l’homéothermie qui existe chez beaucoup d’animaux, et dotées du système chlorophyllien, du système du phytochrome [cf. PHOTOPÉRIODISME] et d’autres photorécepteurs, sont particulièrement sensibles aux variations de la température et de l’éclairement, en longueur d’onde, en énergie et en durée. Vernalisation, thermopériodisme de jours courts, ou de jours longs, et niveau de la nutrition carbonée sont les principaux processus mis en jeu dans l’induction des réactions morphogènes des plantes à fleurs, combinées avec les réactions d’entrée en dormance et de sortie de dormance notamment; ce sont les bases de la physiologie des réactions dues à l’environnement (environmental physiology ).

4. Prospective de la morphogenèse

La physiologie de la plante, entière ou réduite à ses organes ou à ses tissus, parvient à fournir une description des phénomènes de la morphogenèse en leur affectant quelque relation de cause à effet, les causes étant ici la situation initiale de tels méristèmes ou territoires à destinée méristématique, diverses sortes d’équilibres de certaines substances (glucides comme source d’énergie, facteurs et régulateurs de croissance et de développement), divers systèmes de corrélations, les valeurs paramétriques des facteurs de l’environnement, etc. Mais, à ce niveau de la physiologie, on ne peut, si l’on cherche à décomposer les agents reliant ces causes à des conséquences morphogénétiques, aboutir à des explications permettant de reconstituer les mécanismes intimes de la morphogenèse. On est, en effet, toujours conduit à des systèmes métaboliques (c’est-à-dire à des chaînes de réactions biochimiques au niveau cellulaire et contrôlées par rétroaction) ou à des propriétés biophysiques –, mais toujours réparties et localisées dans l’espace et en diverses séquences dans le temps. Il faudrait savoir comment passer d’un niveau de complexité moins élevé (métabolisme) à un niveau plus élevé (pluricellulaire) pour comprendre comment se bâtissent les structures fonctionnelles des organes.

La difficulté est d’associer à une telle situation des concepts adéquats qui soient capables de supporter un contrôle expérimental à travers ces divers niveaux de complexité. Cette œuvre ne peut être imaginée qu’en l’entreprenant. Ici, il faut se contenter d’esquisser quelques voies d’attaque, plus prospectives que vraiment engagées.

Des rapports de morphogenèse réprimée ou déréprimée peuvent provenir d’états d’équilibre de flux qui demeurent permanents entre de larges limites de variations des facteurs du milieu et à partir d’un état initial qui peut être divers, mais ce n’est pas suffisant pour expliquer tous les phénomènes morphogénétiques. Il faut passer à différentes sortes de modèles:

– Un premier système de modèles est abstrait, généralisateur du fonctionnement global d’un système de complexité organique croissant avec le déroulement du temps, en fonction d’effecteurs ou de signaux. Les modèles de cette sorte sont souvent inspirés de la théorie binaire des ordinateurs, ou bien, pour s’adapter à une réalité plus nuancée, ils sont fondés sur un système de seuils au-delà desquels les valeurs efficaces peuvent être diverses.

– Un autre système de modèles est conceptuel, généralisateur aussi, et propose une formalisation du développement morphogénétique en partant d’une organisation biochimique spatio-temporelle. Par exemple, quand un signal extérieur déclenche l’établissement d’un nouveau flux métabolique, le nouveau régime s’installe selon une régulation modulée par un rythme endogène et d’amplitude croissante, qui s’arrête par un autre signal qui pourrait provenir d’une rétroaction. Ces sortes de rythmes se répercutent en passant d’un système plus simple (métabolique) à un système plus complexe (pluricellulaire).

– Enfin, on peut se servir d’un système également conceptuel, mais spécifique d’un problème limité (notamment en morphologie comparée) avec utilisation de conceptions topologiques selon lesquelles, par exemple, dans un espace de symétrie axiale et de structure vectorielle, des perturbations se traduisent dans des sites disposés en hélices doubles ou triples, ce qui justifie l’obligation de telles structures.

Les spécialistes de la biologie théorique édifient toujours des modèles de telles morphogenèses, mais leur signification réelle reste limitée.

C’est pourquoi il paraît nécessaire de se servir, d’une manière vraiment coopérative, de la physiologie végétale comme de la physiologie animale pour mieux maîtriser et comprendre la morphogenèse.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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